RÉCIT DE NAYLA DABAJI POUR BARON & BARON
« Pays du matin calme (1) : Autoroute N°3, Direction Nord »
(novembre 2006, Corée du Sud)

 

Il est 7h30 du matin. Il arrivera bientôt. Nous l’attendons.
Lorsqu’on a dit à Sohyun qu’on voulait aller vers la frontière, elle a tout de suite pensé à Sangyun et nous a débrouillé le rendez-vous. Plan de la journée : aller visiter Chulwon, une ville très proche de la frontière avec la Corée du Nord. Sangyun arrive, s’excuse du retard. Nous embarquons en voiture, avec Hejin à l’arrière et Seub au volant. C’est parti!

Seub est artiste et compagnon de route permanent de Sangyun, artiste aussi. Hejin est curatrice et sera ravie de s’occuper de la traduction. Nous regardons la carte pour nous donner une idée du trajet. « Chulwon » se situe à 4km de la frontière. La « DMZ », zone démilitarisée entre les deux Corées était pendant la guerre un sanglant champ de bataille. En 1953, date du cessez le feu, les armées ont reculé chacune de 2km créant ainsi une zone non hostile où les deux pays ont l’interdiction de stationner militairement. Pas de traces humaines ; la région de « Gangwon-do » est donc divisée en deux. « Chulwon » était en Corée du Nord et après la guerre s’est retrouvée géographiquement en Corée du sud. Nous prenons l’autoroute vers le Nord. Hejin est très curieuse d’entendre notre avis sur Séoul.

Ziad et moi sommes arrivés à Séoul en plein « Chusok », 15ème jour du 8ème mois lunaire, la fête la plus importante en Corée ; les gens rendent hommage à leurs ancêtres et visitent leurs familles pendant une semaine. Inutile de dire que l’aéroport de Séoul ne ressemblait absolument pas à ce que j’imaginais. Tout s’est passé très vite. Exception : à la douane, le fonctionnaire a vérifié les passeports et a changé d’expression à la vue de notre très cher pays d’origine. Court moment d’attente. Passons.

L’arrivée à l’adresse de la résidence d’artiste où nous devions séjourner pendant trois mois a été encore plus absurde. Étant en plein « Chusok », il n’y avait personne pour nous accueillir, ce dont on nous avait déjà prévenu lorsque nous avions donné notre date d’arrivée. La porte d’entrée du centre était grande ouverte et le centre pratiquement vide. Nous avons trouvé notre studio, un petit mot d’accueil à la porte, mille et un documents posés sur la table, dont des conseils pour s’orienter les premiers jours tous seuls avant que l’administration ne soit de retour. Enfin, une apparition, notre voisin était là, arrivé d’Australie la veille…
« Is this North Korea? »

Rires… Ian nous dit qu’il y a quelques artistes à l’étage mais qu’il n’a croisé personne. Nous allons au 3ème. Nous entendons de la musique venant d’un des studios. Nous tapons à la porte et Shin nous ouvre. Très accueillant, il nous montre ses peintures où il se représente lui-même aux cotés de stars (comme Bruce Lee) et nous fait essayer son arme en plastique. Il ne parle pas vraiment anglais mais essaie d’expliquer son travail. Sur le mur est écrit « Power ». Il nous amène ensuite à une épicerie pour manger un petit sandwich. Shin est le premier à nous apprendre quelques mots en coréen.
Après une semaine, sans avoir fait ni expositions, ni travail, ni rencontres (à part nos deux voisins), enfin Séoul redevient Séoul. Dès la deuxième semaine, nous rencontrons l’équipe de la résidence et les artistes à travers des réunions, des sorties et des visites d’atelier. Nous étions logés dans le quartier de « Hongdae », le quartier des galeries alternatives, des écoles d’arts et bien sur de la fête ! Un quartier coloré grouillant de monde pendant pratiquement 24h sur 24, une activité d’enfer. Les restaurants, les pubs, les cinémas, les librairies, les marchés, les magasins à gogo. Marcher dans la rue est un plaisir, plonger dans la foule et écouter des bribes de conversation incompréhensibles, quel bonheur… Aller au supermarché pour chercher du lait et être incapable de le reconnaître. Avoir un plan de Séoul qui ne sert qu’à s’orienter vaguement vu qu’il n’y a pas de noms de rues mais des numéros d’immeubles, et que les immeubles poussent à une allure dingue. Une artiste Coréene me disait qu’elle se trouvait souvent frustrée lorsqu’elle prévoyait de faire une série de photographies à un endroit précis et qu’une semaine après elle retrouvait l’endroit différent ; Une déviation de la route, un chantier qui est devenu un centre commercial, un magasin qui a fermé et qui a re-ouvert sous un autre nom…
En ce qui concerne les noms, nous nous sommes souvent perdus, que ce soit pour visiter un palais ou chercher une station de métro ; la romanisation du coréen (2) a été modifiée en 2000 et nous avions un guide datant de 1998, le seul trouvé a Beyrouth. La folie ! Il nous est arrivé de chercher pendant des heures un endroit sans le trouver.

Avant de produire un travail, il était important pour nous de rentrer dans le contexte de la ville. Nous avons donc visité beaucoup de palais (3), de temples, de parcs et de musées. Le plus impressionnant était de voir le « War Memorial » (4), la prison « Seodaemun prison » (5) et les marchés. « Dongdaemun » (6) (Grande porte de l’Est) est un marché qui longe « the Hangang river » et on peut y trouver de tout mais vraiment de tout! Certaines personnes font même des performances dans la rue pour présenter leurs produits. Je me rappelle de ce « sage » assis par terre avec un micro, entouré de serpents secs mis en boite et de pilules à vendre, faisant une « conférence » sur les reptiles et leurs bénéfices sur l’organisme.

Une ville de fous dans un pays où 40 millions d’habitants sur 49 ont un téléphone portable. Une ville ou on peut, entre deux bars de nuit, se retrouver à un anniversaire où tout le monde prend la même photo de la même chose en même temps, aller se relaxer dans les bains publics, aller jouer pendant des heures à des jeux vidéo, mettre à jour son laptop dans le quartier électronique, aller voir un film dans les DVD bang (salle privée de cinéma avec énorme divan et interphone), manger et boire de 7h du soir à 2h du matin, aller chanter dans les karaokés privés sans avoir une voix forcément sublime, faire du shopping en gros à 4h du matin… Personne n’attend le dernier métro parce que les transports ne sont pas chers et personne ne s’inquiète de se balader tout seul dans les rues de Séoul, parce que c’est une des villes les plus sures du monde…

Au fil de nos discussions, je ne pouvais m’empêcher de penser que tout ce que j’avais vu jusqu'à présent était en totale contradiction avec ce que j’allais voir aujourd’hui. Mais je ne pouvais que le sentir; rien qu’a penser au fait que les deux Corées sont divisées et séparées par un « no man’s land » et qu’autour de cette zone, on sera face à une présence militaire de malades ! Cessez le feu depuis 1953 mais toujours pas de paix signée… dur à croire après la chute du mur de Berlin. Comment est-ce encore possible?
Hejin nous raconte son dévouement à encourager les artistes à traiter ce sujet-là. Elle nous parle aussi du Liban, de la guerre de juillet. De ce qu’elle a ressenti. Sangyun dit qu’il est en train de lire l’histoire du Liban. Bizarre. Nous savions qu’on faisait partie de son projet à partir du moment où nous avions accepté de faire ce voyage avec lui mais je ne savais pas encore en quoi aller consister notre présence dans son travail.
"He is very secretive" dit Hejin.

Après plus d’une heure de route, nous sortons enfin de Séoul.
Seub dit qu’au retour, on passera par une autre route, où on pourra voir une des plus grande base Américaine en Corée du Sud.

Après plus de trois heures de route, épuisés et silencieux, nous arrivons dans la région de « Gangwon-do ». De la route principale, nous traversons d’énormes plantations de riz… C’est magnifique. Sangyun dit que c’est un ancien champ de bataille, « The Iron Triangle Batterfield ». Aujourd’hui, « Chulwon » est le principal producteur de riz pour la Corée du Nord. Si nous essayons d’oublier quelques instants le souvenir tragique de la guerre, le paysage est merveilleux… A certains moments de l’année, il parait qu’on peut apercevoir des espèces rares d’oiseaux survolant la DMZ.

Au bout de quelques minutes, nous arrivons dans un parking. Nous garons la voiture et Sangyun propose une pause déjeuner. Avant d’y aller, nous devions prendre des billets et donner nos noms, mais a qui exactement ? Je n’ai pas vraiment compris quoi faire et Ziad non plus… Mais Sangyun prend nos passeports et dit s’occuper des formalités avec Seub. En attendant dans le parking son retour, nous regardons autour de nous. Il y avait des chars militaires en guise de mémoire et quelques immeubles. Un calme incroyable. Des montagnes et la forêt au loin. Nous allons ensuite dans un restaurant, peut être le seul aux alentours et nous nous installons, assis au sol pour manger du tofu avec du riz et de la sauce piquante. Ziad et moi avons été très étonnés du nombre de vieilles personnes, venus de partout en Corée pour visiter « Chulwon ».

De retour au parking, nous nous mettons en file pour suivre une voiture de la municipalité et nous reprenons la route. Nous passons par des barrages de l’armée à plusieurs reprises et le plus bizarre pour nous était de voir l’armée nous saluer comme pour nous remercier d’être la. Il parait que ces deux blocs verticaux qui forment le barrage de l’armée empêchent le passage de tanks et sont bourrés d’explosifs pour bloquer la route du sud en cas d’invasion. Ca commence à être effrayant. La présence militaire est affolante et les check points nombreux. Organisé comme une visite touristique alors qu’il n’y avait pas de touristes, on s’est retrouvés à suivre un convoi de voitures qui décidaient de la direction qu’on devait prendre. La route qu’on suivait était montagneuse et à un moment Sangyun nous montre du doigt la frontière. On pouvait l’apercevoir à des moments derrière les arbres, elle disparaissait et réapparaissait comme si elle n’existait pas. Comme si on ne pouvait que l’imaginer.

Nous nous arrêtons ensuite pour visiter un site, « The Second Tunnel » un des quatre tunnels construit par la Corée du Nord pour attaquer le sud en cas de besoin et découvert dans les années 1970 grâce à des fuites. Ce tunnel traverse la DMZ. Nous faisons la queue pour entrer dans le souterrain de plus de 45 mètres de profondeur. Appareil photo interdit et casque jaune pour ceux qui sont grand de taille. Au bout de 15 min de marche sous terre dans un boyau où on peut imaginer toute une armée courir, on arrive à une impasse ; c’est évident… l’armée ne nous laissera pas traverser le tunnel jusqu’au bout et arriver en Corée du Nord! Dans une ambiance sombre et humide, nous faisons demi-tour pour ressortir. En fin de compte, il n’y a pas une frontière concrète, elles ne sont que symboliques. Sangyun prend des photos (sans se faire voir) des quelques touristes coréens venus visiter le tunnel en famille comme si ils allaient voir quelque chose d’extraordinaire et d’attractif. Je pense aux tunnels qui existent au Liban et que je ne verrai peut être jamais alors que ceux-ci aujourd’hui font partie de l’histoire.

A la sortie du tunnel, nous allons visiter un genre de petit musée regroupant des objets trouvés dans le tunnel, des armes, des notes etc. J’ai tout de suite remarqué la bouteille de « Soju », alcool populaire Coréen à base de riz, exposé derrière une vitrine comme une chose précieuse. Je regarde Ziad et j’éclate de rire, c’est quand même incroyable que le design de la bouteille soit toujours le même… Enfin bon, heureusement qu’ils buvaient de l’alcool ces pauvres soldats enfermés sous terre à attendre qu’on leur dise quoi faire.

Nous reprenons la voiture pour aller voir la station de train, « Woljeong station ». Sur le chemin, nous apercevons des champs de mines et d’autres terrains interdits d’accès. La station de train servait d’échange de marchandises entre les deux Corées. L’endroit est complètement délaissé, figé dans le temps. Un train, détruit par des bombardements et pratiquement coupé en deux, continue de rouiller.

Nous ne restons pas longtemps et nous nous dirigeons vers l’observatoire de « Chulwon », « The Iron Triangle Observation Platform ». Immeuble de quatre étages avec une capacité de 300 personnes, ce lieu servait de salle de réunion mais surtout d’observatoire. Des télescopes sont encore là mais apparemment hors d’usage. Au dernier étage, nous rentrons dans une salle ronde vitrée où nous pouvons finalement voir la frontière ou plutôt… les frontières. Bien que ça n’avait pas l’air permis, je ne peux m’empêcher de prendre quelques photos. Tout au long de la frontière, on peut voir des tanks, des barricades et des passages étroits servant uniquement à l’armée (bouclés par des barbelés, sacs de sables, explosifs etc.) Au loin, on ne peut qu’imaginer l’autre coté, les moyens de défense et les montagnes cachant le paysage à perte de vue. Et on y était. Cet endroit que je n’arrivais pas à imaginer, je l’imagine enfin.
La Corée du nord est là…devant mes yeux mais je ne la vois pas. Hejin nous raconte que les soldats de l’armée, qui sont postés pendant trois mois dans cet endroit sans vie au milieu de nulle part, sont au bord de la folie en y sortant. Autour, on imagine que tout est miné. Sangyun dit que sous terre il y a aussi des explosifs. En fin de compte… ils s’emprisonnent des deux cotés au lieu de se défendre…personne ne peut rentrer et personne ne peut sortir.

On reprend la route et on s’arrête boire un café et fumer une bonne cigarette. Ca fait du bien… Il nous reste un peu de temps pour visiter « The Building Of The North Korean Labor Party », un immeuble sans toit, style soviétique, à moitié démoli et rongé de trous de balles, où les anti-communistes étaient torturés et exécutés par «The Labor Party » jusqu'à la fin de la guerre…

C’est beaucoup d’émotions pour une journée… Notre visite s’arrêtera là.
La DMZ, avec toute la mémoire tragique de la guerre figée dans le temps, pourrait faire passer un très beau message de paix finalement… C’est quand même un des seuls endroits où l’écosystème est présent de manière continue d’Est en Ouest. Magique.

Nous rentrons, crevés, pour prendre la route du retour vers Séoul.
Thanks to Mr.DMZ (7)!

PS : Un seul regret…On aurait encore pu visiter le fameux pont qui traverse les deux pays et qui est (dit-on) asymétrique parce que construit par deux sociétés de deux pays aux idéologies différentes… et c’est tellement absurde… 

 

NOTES :
(1) Au cours du XIXe siècle, les missionnaires européens traduisirent le nom de « Chôson » en « pays du matin calme », une expression utilisée par les Coréens pour désigner leur pays.
(2) Par exemple, « Chulwon » s’écrivait « Cheorwon ». « La romanisation révisée du coréen est la romanisation officielle du coréen en Corée du Sud. Ce système fut promulgué par les autorités de Corée du Sud en 2000, pour remplacer la romanisation précédente, officielle depuis 1984, basée sur le système McCune-Reischauer. Cette romanisation révisée est similaire à celle utilisée avant 1984, sauf que l'ancien système ne représentait pas correctement les consonnes dont la prononciation change (pour une oreille non coréenne) selon leur position dans un mot. » (Réf. Wikipédia)
(3) « Gyeongbokgung » (Jongno-gu, Séoul) Un des plus grand Palais a Séoul, bâti par la dynastie « Chôson » selon les lois de la géomancie, rasé en 1592 et en 1910 par les Japonais. (Certaines parties sont cependant encore en rénovation).
(4) « The War Memorial » (Yongsan-gu, Séoul) Ce site est considéré comme un des plus grand monument au monde dédié a la mémoire de la guerre. Il contient plusieurs salles d’expositions dont une place extérieure où on peut voir des équipements militaires et des allées où sont gravés sur des plaques de marbres le nom de tous les soldats coréens et étrangers morts pendant la guerre de Corée.
(5) « Seodaemun Prison » (Seodaemun-gu, Séoul) Les anti-colonialistes y étaient emprisonnés et torturés (hommes et femmes). Ce lieu historique est devenu un site dénonçant les atrocités Japonaises sur fond de propagande. Tout y est reconstitué comme si on y était. Impressionnant.
(6) « Dongdaemun » (Dongdaemun-gu, Séoul) Un des plus grand marché d’Asie de l’Est fonctionnant 24h sur 24. On y trouve tissus, habits, meubles, appareils usagers, gadgets, nourriture, CDS, LPS, livres etc.
(7) C’est ainsi qu’est surnommé Sangyun du a son intérêt obsessif pour la frontière.


2006-2007, Nayla Dabaji (texte et photos) pour Baron & Baron, tous droits réservés.